VOIE AFRICAINE DU SOCIALISME ET PROPRIETE
Article de: Ethiopiques numéro 01
revue socialiste de culture négro-africaine
janvier 1975
Auteur : Kéba Mbaye [1]
« Le socialisme n’est pas un dogme,
C’est un guide pour l’action ».
Lénine
Faisant écho à Lénine, Léopold Sédar Senghor se demanda : « Lénine a refusé le modèle allemand pour créer le modèle russe. Mao Tsé Toung a refusé le modèle russe pour créer le modèle chinois. L’Afrique va-t-elle s’abstenir de créer ? ».
- L’Option
A la question de Senghor, laquelle est plutôt une exhortation pour une participation effective de l’Homme Noir à la contribution du socialisme aux solutions économiques et sociales des problèmes de notre époque, la réponse a été catégoriquement : « non » ! Et le socialisme africain est né. A côté de la social-démocratie, du communisme russe et du maoïsme, le dernier venu de la famille, bien qu’ayant été peu désiré, n’a pas manqué de susciter de la part de ses aînés quelques faveurs destinées à s’assurer sa tutelle. Sans rester totalement sourd à de si pressants appels, il ne leur a prêté toutefois qu’une attention relative bien que respectueuse.
A quelques nuances près, les doctrinaires africains du socialisme nouveau ont entendu innover. Ils ont estimé qu’il fallait à l’Afrique, pour la réalisation de son développement économique et social, choisir parmi les modèles qui lui étaient proposés, sans pour autant les adopter purement et simplement. Ils en étaient convaincus, bien qu’il paraissait plus aisé de refuser de choisir et de dire avec Sékou Touré que l’essentiel était « de connaître parfaitement les réalités concrètes, et dans le cadre d’une action révolutionnaire, trouver les meilleurs moyens permettant d’atteindre les objectifs économiques, sociaux, culturels, moraux et intellectuels ». Ils étaient « embarqués », et ils le savaient. L’option était une fatalité : on est socialiste ou on ne l’est pas ; il n’y a pas de position intermédiaire. Quand bien même on se refuse à baptiser sa politique, la nature de celle-ci hurle son nom et apparaît nettement au-dehors par des caractéristiques qui ne trompent personne. Au lendemain de leurs indépendances respectives, encore sous l’influence des anciennes métropoles, et en même temps séduits par l’expérience de la Russie dont les apologistes avaient positivement contribue à les débarrasser du joug colonial, les états africains trouvèrent sur leur chemin une Europe socialiste et une Europe capitaliste. Le socialisme exerça sur bon nombre de leurs dirigeants un attrait bien compréhensible ; ou plutôt, le capitalisme sembla, à beaucoup d’entre eux, inapte à résoudre convenablement leurs problèmes, et cela pour des motifs fondamentaux.
- « Deux choses essentielles manquent pour un capitalisme africain, avait affirmé Mamadou Dia : l’abondance du capital et une classe bourgeoise désirant prendre des risques ».
Mais l’Europe de leur choix se partageait entre le socialisme dit démocratique et le socialisme qualifie de totalitaire.
Se rappelant l’enseignement de Gide, pour qui choisir apparaissait non pas comme élire, mais rejeter ce qu’on n’élisait pas, l’Afrique a préféré suivre sa propre voie : la voie africaine du socialisme. Ceux des modèles qui étaient d’un tempérament exclusif lui ont alors reproché de tomber dans un syncrétisme puéril et de dénaturer un concept précis en prétendant créer d’autres normes pour ce qui est une science. Mais ces critiques n’ont pas impressionne. On leur a reproché d’être l’expression du dépit.
Le Professeur René David me dit un jour, avec cet humour qui le caractérise, et alors que nous bavardions dans les salons d’un hôtel de Florence : « II faut bien reconnaître que si Karl Marx revenait se promener dans les rues de cette ville, en cette année 1972, il paraîtrait bien incongru, même parmi les hippies à la mise la plus osée »
Cette boutade excessive garde quand même un fond de vérité. Marx, en effet, en aurait sûrement voulu à ceux de ses disciples qui se seraient refusés à refaire l’analyse à laquelle il s’était lui-même livre, il y a plus d’un siècle et qui prétendraient garder pour la société africaine des années 60, les principes, les lois et les règles qu’il avait découverts. C’est parce qu’en dépit de son génie, il était parti des données géographiques, historiques et sociologiques de son époque. C’est ce qu’ont essaye légitimement de refaire quelques doctrinaires africains pour tracer la voie d’un socialisme répondant à la situation et aux besoins de leurs pays et de leur continent.
Mais y a-t-il un socialisme africain ou une voie africaine du socialisme ? En tout cas, sans s’aventurer dans cette discussion, on peut affirmer que le socialisme africain n’est pas une voie royale, nette et droite. Elle n’est pas non plus d’ailleurs un sentier tortueux et sans issue. Elle est plutôt un ensemble de chemins qui tantôt se croisent, tantôt se séparent, mais qui tous conduisent certainement, ou promettent de conduire, au même but : la réalisation d’une société heureuse et libre dans I’égalité.
Habib Bourguiba, Léopold Sédar Senghor, Mamadou Dia, Julius Nyerere, Kwamé N’Krumah, Amilcar Cabral, Modibo Keita, Pascal Lissouba, pour ne citer que ceux-là, ont, chacun à des degrés divers, élaboré une doctrine à laquelle est venue s’ajouter celle de l’authenticité du Président Sése Séko Mobutu.
Chacune de ces doctrines peut être considérée en soi comme une voie socialiste. Mais, malgré tout, elles présentent toutes quelques caractéristiques communes : un air de famille qui leur vient certainement de leur ancêtre commun : le sens africain de la communauté. Pourtant certains auteurs se réclament d’une filiation marxienne directe. Mais ils sont, de loin, la minorité. Une autre fraction a entendu inventer, en rejetant Marx avec plus ou moins de vigueur. La grande majorité d’entre eux en tout cas s’inspirent de sa méthode et de sa technique, tout en affirmant que le résultat de leur réflexion est un socialisme « sui generis ». Chacun enfin reste convaincu et proclame avec Senghor que le socialisme n’est pas autre chose que « l’organisation rationnelle de la société considérée dans sa totalité selon les méthodes les plus scientifiques, les plus modernes, les plus efficaces ».
Ces auteurs ont ainsi élaboré, en partant des réalités de leurs propres pays, une doctrine qui, tout en empruntant au marxisme une méthode et une technique, n’en garde pas moins une grande originalité. Cédant à une tentation de classification, on pourrait les diviser en « Révolutionnaires modérés » [2] et en « Révolutionnaires révolutionnaires ».
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[1] Premier Président de la Cour Suprême du Sénégal.
[2] Le terme a été récemment employé par Léopold Sédar Senghor.
Dernière édition par Abdel Sarkozy le Sam 5 Déc - 5:20, édité 1 fois